Yann Martel : Mais que lit Stephen Harper?
Publié le 25 janvier 2010 par manouane dans la (les) catégorie(s) Billet

Parce qu’il veut contester la disparition de nombreux programmes fédéraux de subventions aux arts, Yann Martel a décidé de créer un club de lecture bien particulier. Sur une base bihebdomadaire, il a fait parvenir au premier ministre Stephen Harper un livre accompagné d’une lettre qui présente l’œuvre en question. Depuis 2007, c’est plus de 70 romans, recueils de poèmes, pièces de théâtre, bandes-dessinées – et même le texte sacré de la Bhagavad-Gita – et autant de lettres qui ont été envoyés au résident du 24, promenade Sussex à Ottawa. Cette correspondance – à sens unique, non sans surprise … – est publiée dans Mais que lit Stephen Harper? Suggestions de lectures à un premier ministre et aux lecteurs de toutes espèces. Un livre qui parle de livres et dont le résultat est loin d’être sans intérêt pour le lecteur à la recherche de découvertes littéraires.
Dans chaque lettre, Yann Martel introduit presqu’invariablement l’œuvre en elle-même, et souvent son auteur. Pour certains livres, il relate le contexte historique ou social de leur écriture, autant d’explications qui permettront de mieux apprécier la lecture (ou relecture) subséquente des œuvres présentées. Une constante toutefois transparaît dans cette correspondante, à savoir l’humilité de Yann Martel devant tous ces grands classiques de la littérature. Par exemple, lorsqu’il présente la pièce de théâtre Mademoiselle Julie d’August Strindgberg, il confie :
Le talent de dramaturge en est un que je n’ai pas. J’ai essayé de faire progresser une intrigue seulement par le dialogue, j’ai essayé d’exprimer mes pensées sur la vie uniquement en respectant les contraintes des répliques théâtrales, j’ai tenté de m’exercer l’oreille aux particularités du langage parlé – le résultat de ces efforts a été lamentable et impubliable (Lettre du 20 août 2007, p.65).
Détail savoureux, étant donné que Yann Martel s’est procuré le livre Mademoiselle Julie chez un bouquiniste, il s’amuse à analyser les commentaires écrits à la main dans la marge par l’ancien propriétaire.
Puisque ce livre est une allégorie de la lecture, on retrouve, parsemées ici et là, des réflexions sur cette activité. Dans la lettre où il présente une œuvre de Jeanette Winterson, Yann Martel écrit :
Si on lit des livres, on est meilleurs que les chats. On dit que les chats ont neuf vies. C’est bien peu en comparaison avec la fille, le garçon, l’homme ou la femme qui lit des livres. Lire un livre, c’est vivre une vie de plus. Ça ne prend donc que neuf livres pour que les chats nous regardent avec envie.
Et je ne parle pas seulement des ‘bons’ livres. N’importe quel livre – de la camelote au chef-d’œuvre – nous permet de vivre la vie de quelqu’un d’autre, nous insuffle la sagesse ou la folie de son époque. Quand on a lu la dernière page d’un livre, on en sait davantage, soit sous la forme de connaissance précise – le nom d’un fusil, par exemple –, soit dans le sens d’une meilleure compréhension. La valeur de ces vies acquises par procuration ne doit pas être sous-estimée. Rien n’est plus triste – ou parfois même dangereux – qu’une personne qui a restreint sa vie à la sienne propre, devenue ainsi étriquée parce qu’elle n’a pas été éclairée par l’expérience, fictive ou réelle, des autres (Lettre du 29 octobre 2007, p.82).
Au fil des pages, ce sont les réflexions d’un romancier à propos des œuvres d’autres romanciers que l’on découvre. Car s’il est facile de connaître les livres écrits par un auteur, il plus difficile de savoir ceux qu’il lit.
Seule ombre au tableau, la traduction est bancale et approximative, ce qui limite le plaisir de la lecture. De plus, le projet de Yann Martel ne fait pas l’unanimité. À titre d’exemple, Le Devoir a publié cette sévère critique .
Cela dit, il est toujours intéressant de lire un livre qui présente des livres. Il peut surtout en résulter un désir de découvrir, voire redécouvrir certains classiques de la littérature, tous genres, cultures et époques confondus. Il est à noter que le projet est toujours en cours et qu’il est possible de suivre son évolution sur ce site.
Quelques extraits …
À propos de la réduction de l’aide financière au milieu des arts :
Cher Monsieur Harper,
Alors, davantage de réductions dans les appuis aux arts. Dans ma dernière lettre, je n’ai mentionné que le programme PromArt, n’étant pas encore au courant des autres coupures. Près de 45 millions de dollars en tout. Cela va se faire sentir lourdement, cela va faire mal, cela va tuer. Il y aura moins d’art, certes; mais il y aura plus de quoi, d’après vous? Qu’obtient-on pour 45 millions de dollars qui ait une plus grande valeur que l’expression culturelle d’un peuple, que la perception qu’a un peuple de lui-même? (Lettre du 1er septembre 2008, p.163)
À propos de l’équilibre d’un livre :
Ce qui est familier amène le lecteur à bord, et puis ce qui est étrange l’emmène ailleurs. Les deux éléments sont nécessaires. Un livre qui lui est totalement familier est ennuyeux. Même le type de fiction le plus stéréotypé tente de projeter un sentiment d’incertitude et puis, à la toute fin, rassure le lecteur ou la lectrice que tout est bien comme il ou elle le souhaiterait, le garçon séduisant la fille, ou le détective attrapant le meurtrier. Par contre, un livre ne peut être totalement étranger au lecteur, sinon il n’aurait pas de point d’accès, y pataugerait puis l’abandonnerait (Lettre du 14 avril 2008, p.126).
À propos de l’enseignement :
Un mot sur les enseignants. Je les adore depuis toujours. Si je n’étais pas écrivain, je serais enseignant. Aucune profession ne me paraît aussi importante que celle de l’enseignement. J’ai toujours trouvé étrange que les avocats et les médecins aient un standing aussi élevé – qui se reflète non seulement dans leurs revenus, mais aussi dans leur statut social – quand au cours d’une vie normale, saine et sans trop de problèmes, on ne devrait qu’exceptionnellement les consulter. Mais les enseignants nous en avons tous connus, nous avons tous eu besoin [sic]. Les professeurs nous façonnent. Ils sont venus dans la noirceur de notre intelligence et ils ont allumé une lumière. Ils nous ont donné des explications et des exemples. Enseigner, c’est un magnifique verbe, un verbe social, qui engage quelqu’un d’autre, alors que les verbes gagner, acheter, vouloir sont des verbes solitaires et creux (Lettre du 28 avril 2008, p.131).
À propos de la lecture :
La lecture est l’une des meilleures façons d’arriver à cet état essentiel pour la personne qui pense, cet état dont je vous ai parlé dès le début de nos échanges, la quiétude. Tout le vacarme et la confusion du monde extérieur disparaissent, sont bloqués quand on lit, et on devient paisible. En d’autres mots, on entre en dialogue avec soi-même, on se pose des questions, on trouve des réponses, on juge et apprécie les faits et les émotions. Voilà pourquoi la lecture est une source de tant de force, c’est parce qu’en nous libérant elle nous permet de revenir à l’essentiel, elle permet aux yeux de l’esprit de se voir dans le miroir et de faire l’état des lieux (Lettre du 29 septembre 2008, p.175).
À propos de William Shakespeare :
Si cet homme-là était une source, nous vivons [sic] maintenant tous dans son delta (Lettre du 16 mars 2009, p.221).
Notes à propos de l’auteur : Yann Martel est l’auteur de Histoire de Pi (Life of Pi) dont la version anglaise a remporté le prix Booker (2002). En 2009, il a rédigé un conte qui a été lu pendant le spectacle événementiel De la terre aux étoiles pour l’eau du Cirque du Soleil. Cet événement, qualifié par le Cirque d’événement artistique planétaire, a été organisé dans le cadre de la Mission sociale et poétique de Guy Laliberté dans l’espace. Sur le thème de la protection de l’eau, le spectacle diffusé en direct à la télévision et sur Internet a réuni des artistes et intellectuels dans 14 villes différentes, le tout en relation avec la Station spatiale internationale (source : Wikipédia, 1 et 2)
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Yann Martel
MAIS QUE LIT STEPHEN HARPER?
SUGGESTIONS DE LECTURES À UN PREMIER MINISTRE ET AUX LECTEURS DE TOUTES ESPÈCES
Édition XYZ, Montréal, 2009, 261 pages.