Vendredi 08 décembre 2023

Jean-Claude Guillebaud : La Force de conviction

Publié le 23 janvier 2010 par dans la (les) catégorie(s) Billet

Jean-Claude Guillebaud : La Force de conviction

Écrivain et journaliste, Jean-Claude Guillebaud a publié plus d’une vingtaine d’essais, dont La Trahison des Lumières (prix Jean-Jacques Rousseau, 1995), La Tyrannie du plaisir (prix Renaudot – essai, 1998), La Refondation du monde (1999), Le Principe d’humanité (Grand Prix Européen de l’essai, 2001).

Dans son dernier livre, La Force de conviction (2006), il dresse un bilan de la croyance au sein de la société Occidentale actuelle. Tandis que le niveau de confiance envers la politique, la justice et la science est en chute libre, la religion fait un retour en force. À travers cette analyse, il soulève une question : en quoi est-il encore possible de croire? Je l’a rencontré lors de son passage à Montréal.

Manouane Beauchamp : Quel serait le message que vous voudriez communiquer aux professionnels âgés entre 25 et 45 ans qui gravitent dans le monde des affaires?

Jean-Claude Guillebaud : Tout d’abord, j’aimerai préciser que les jeunes professionnels, je les connais assez bien en France, car depuis plusieurs années je suis très souvent invité à parler aux élèves des écoles de gestion, comme HEC Paris ou l’AESEC [acronyme pour Association internationale des étudiants en sciences économiques et commerciales].

Je remarque qu’au cours des cinq dernières années, la personnalité des élèves a changé, en tout cas, en France. Les élèves que je rencontre dans les écoles de gestion ne sont plus les mêmes que ceux que je rencontrais il y a cinq ans. Dans quel sens ont-ils changé? Ils sont moins robots de la finance, ils sont moins formatés dans le néo-libéralisme pur et dur comme c’était le cas il y a quatre ou cinq ans. Ils s’intéressent de plus en plus à des choses qui sont, somme toute, marginales par rapport à leur métier : ils s’intéressent à l’humanitaire, à la coopération avec le tiers monde, ils s’intéressent à des concepts comme le commerce équitable, etc.

De plus, les étudiants des écoles de gestion sont plus politisés, dans le bon sens du terme, maintenant qu’il y a cinq ans. Ce qui me frappe est que leurs professeurs aussi sont plus politisés. J’en ai rencontré plusieurs, notamment qui enseignaient l’économie, et en discutant avec eux, je me suis aperçu que les sujets d’étude qu’ils ont choisis sont très étranges par rapport aux sujets qui étaient étudiés il y a cinq ans. Par exemple, ils étudient la question de la gratuité et du don de Marcel Mauss. Il y a un changement idéologique dans leur enseignement car il n’est plus étroitement économique.

Je fais souvent des conférences devant des chefs d’entreprises, devant des grands patrons de grandes sociétés, et je leur ai raconté mes observations. Je les ai avertis que les étudiants qui sortiront des grandes écoles de gestion ne seront pas les même que ceux d’il y a cinq ans. Souvent, leur réaction a été, je trouve, assez encourageante. Ils m’ont souvent dit, et ça m’a été confirmé par un professeur d’économie de Louvain, en Belgique, que finalement, dans les grandes sociétés, sur le long terme, il vaut mieux avoir des cadres cultivés et humanistes, car c’est plus payant. Il faut qu’ils aient des diplômes, qu’ils soient des bons spécialistes du marketing, de la finance, etc., mais il est très bon aussi qu’ils aient un complément de culture humaniste, littéraire, philosophique, car c’est souvent garant d’une ouverture d’esprit naturelle. Dans l’esprit même d’un patron d’une entreprise, sur le long terme, ces cadres-là sont plus payants. Ils sont en train de redécouvrir l’importance de la formation humaniste qui s’ajoute à la formation commerciale.

Donc, si j’ai un conseil à donner à de jeunes gestionnaires, c’est d’être très bon dans vos études, sur le plan technique, afin de devenir de bons managers, de bons financiers, mais de ne surtout jamais oublier que ce qui fait la différence dans la compétition, c’est la culture générale que vous aurez acquise. N’oubliez jamais de vous ouvrir à autre chose que la matière que vous étudiez. Élargissez votre esprit, non pas seulement parce que c’est agréable, mais aussi par un souci d’enrichissement intérieur, par un souci d’efficacité dans le cadre d’un travail au sein d’une entreprise.

Manouane Beauchamp : Vous parlez d’humanisme. Vous ne craignez pas que cette façon de penser, si elle est appliquée dans l’univers des affaires, risque de provoquer un clash qui pourrait avoir de graves répercussions?

Jean-Claude Guillebaud : Non, parce que quand on réfléchit bien, on ne peut pas ramener l’économie à des mathématiques, à une pure procédure comptable, on s’aperçoit qu’il faut y rajouter autre chose, et que l’obsession du court terme, si on y obéit trop aveuglément, c’est dangereux, y compris pour l’économie, y compris pour l’entreprise.

Nous sommes tous d’accord pour dire que l’économie de marché est la seule qui marche bien. Il n’y a aucune discussion, que nous soyons de gauche ou de droite, nous sommes d’accord. Le XXe siècle nous a démontré que l’économie bureaucratisée ne fonctionne pas. Mais pour que le marché fonctionne bien, dans n’importe quel pays du monde, il faut qu’il y ait un substrat, un support, qui s’appelle une société. Sans société, pas de marché du tout. Mais pour que la société soit cohérente, il faut obéir à certaines logiques qui ne sont pas celles du marché. Une société a besoin de certaines logiques qui relèvent de la gratuité, de la solidarité, non pas pour des raisons de gentillesse, mais tout simplement pour que la société puisse continuer d’être assez cohérente pour que le marché puisse fonctionner. Et c’est la grande leçon que nous apprenons en ce moment.

Je peux faire un exemple simple et facile à comprendre, car c’est une expérience que nous avons faite en France et aussi aux États-Unis. Dans les années 80 et 90, on a été obsédé à rendre les entreprises françaises plus compétitives qu’elles ne l’étaient pour affronter la concurrence internationale. C’est bien normal. Et comment rendre une entreprise plus compétitive? En étant plus exigeant à l’égard de ceux qui y travaillent. Vous savez, il y a une espèce de loi humaine qui dit que dans n’importe quelle entreprise, sur 100 salariés, on sait bien qu’il y en a 20 qui travaillent un peu moins que les autres. C’est presque une loi scientifique. Mais ce 20% moins productifs est compensé le 80% qui travaille mieux. Et il y a une espèce d’équilibre qui se crée comme ça à l’intérieur de l’entreprise. Il y a une mutualisation des coûts, pour employer un langage économique.

Si vous décidez de rendre l’entreprise plus compétitive, alors ces 20% qui travaillent moins, qui sont trop vieux, incompétents, vous allez les licencier. C’est ce que l’Amérique a fait sur une grande échelle à l’époque où on pratiquait le downsizing. Et on améliore la compétitivité de l’entreprise.

Mais ces 20% que vous mettez à la porte, vous les mettez à la charge de qui? Et bien, ils sont à la charge de la société. Vous augmentez le nombre de chômeurs, donc le coût social. Vous avez rendu une entreprise plus compétitive mais une société moins cohérente, car si vous multipliez cet exemple par plusieurs milliers, soit des milliers de mises à pied, la société elle va avoir tendance à être démoralisée et inégalitaire, à devenir trop compétitive et à perdre de sa cohésion. Les coûts sociaux devenant très importants, il faut augmenter les ponctions sur les salaires pour financer l’aide aux chômeurs. Ce faisant, vous détruisez en partie la confiance, la sécurité et la cohérence d’une société.

Si on prolonge la logique jusqu’au bout, vous risquez d’avoir des entreprises compétitives dans une société détruite. Le problème, c’est que dans une société détruite, il n’y a pas d’entreprises compétitives. C’est une logique qui se mord la queue. L’obsession du court terme fini par vous mener à frapper un mur.

Dans une société il faut accepter l’idée que des investissements soient non rentables dans le court terme. L’enseignement n’est pas rentable comme investissement, les hôpitaux ne sont pas rentables, les transports en commun non plus. Mais en même temps ce n’est pas rentable si on les mesure en fonctions de paramètres de court terme, parce que sur le long terme, tous ces investissements permettent à une société d’exister.

La réflexion économique actuelle tend à démontrer que le principal danger qui menace le marché, ce n’est pas le terrorisme ou les anciens communistes, c’est la dogmatisation du libéralisme lui-même qui peut finir par devenir fou s’il obéit à ses propres logiques. Il faut introduire aux mécanismes du marché des correctifs. Il faut que le marché soit corrigé, harnaché par la démocratie, par la volonté humaine.

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